"L'affreux bonheur", détaché et troublant. Josiane Guéguen, Ouest-France - Lundi 12 mars 2001.

 

"Pluchon vivait ainsi dans un perpétuel sentiment d'inachevé. Des phrases fastueuses couraient dans sa tête mais elles restaient en lisière et les mots qu'il alignait professionnellement n'étaient que des pauvres substituts usés, banalisés, destinés à être vite oubliés comme le journal qu'on jette à peine parcouru." Pluchon, Victor de son prénom, journaliste solitaire, en retrait du monde dans "une médiocrité qui lui servait de coquille" et regardait "filer le temps, ce qui parfois l'emplissait d'une tristesse ténue et distraite".

Pluchon Victor, héros au pseudonyme improbable, a beaucoup à voir avec son créateur, Jean Le Carrérès, qui avoue bien volontiers qu'il a écrit, avec ce premier livre, "une autobiographie faussée. Victor a beaucoup de moi dans son regard sur les choses, dans son interprétation des relations entre les gens.". Et dans cette lente maturation qui n'a débouché sur l'écriture qu'à la cinquantaine passée..

Comme Victor Pluchon, Jean Le Carrérès "orpailleur malhabile" a longtemps été "incapable de transmuer les mots en style". Poèmes de jeunesse, romans avortés... "Je n'arrivais pas à débloquer ce dialogue avec moi". Et un jour, sans qu'on sache bien pourquoi, ça se décante. Les mots sont là, au rendez-vous, "avec une force d'exaltation, une lucidité visuelle, sans plan, sans construction, sans idée de la phrase suivante. Et ça s'est agencé comme ça".

Ça, c'est la trajectoire d'un homme mûr, qui évoque pêle-mêle, par petites touches, les femmes de sa vie, les soirées qui se perdent dans la moiteur acide des bars de nuit, les liens qui se créent et se distendent, les absences à soi-même, les enfants qui ne préservent de rien, les moments cruciaux ou accessoires qui finissent par faire une vie. Ni justifications, ni excuses... C'est le roman d'un personnage qui a plus observé qu'agi, qui s'est laissé porter par les gens et les choses, qui est tombé et s'est relevé sans crier victoire (sinon de celles que la vie vous octroie par défaut, parce que vous êtes encore là).

Peindre avec des mots

Spectateur de lui-même, Jean Le Carrérès réussit à transformer ses 158 pages d'introspection en roman souvent ironique et toujours troublant sur le spectacle du monde. Grâce sans doute à l'élégance détachée qui préside à tout le récit, à la recherche sans pédanterie du mot précis (ce n'est pas pour rien que cet homme avoue ses amours pour Proust, Céline, Flaubert, Henri Calet, Alexandre Vialatte...)

Grâce aussi à la fulgurance des images: "Je me suis mis dans la peau d'un peintre qui s'exprime avec des mots." C'est également à un peintre qu'il avait emprunté le premier titre du livre écrit il y a déjà six ans. "Je voulais l'appeler le lapin du Titien; ça correspondait à la place du personnage, un peu en retrait dans le tableau."

L'éditeur, une jeune maison d'Audierne, a choisi un titre emprunté au poète Joe Bousquet, "l'affreux bonheur d'avoir été". Soit, si c'est un présage de nouveaux bonheurs d'écriture comme ceux que Jean Le Carrérès nous offre avec ce premier livre.