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Ce roman est la deuxième publication
de l'association d'édition An Tu All Ar Mor

Auteur: Jean Le Carrérès


Quelques extraits


Il se reprit à aller chez Armand Le Pliouffle dont la brocante sentait
la cire d'abeille et le livre humide. Et c'est lui qui lui avait offert le luxe
d'un bonheur incomplet et rustique dans une maison trop vaste pour sa solitude.
C'était un bougon sympathique, enfoui sous des entassements de pull-overs
et de gilets. Il ignorait le chauffage prétendant que cela faisait jouer
les marqueteries. Sa moustache était toujours humide du petit blanc
qu'il allait subrepticement avaler chaque heure au bistrot d'en face,
ce qui le soir le faisait tanguer parmi les guéridons fragiles, les assiettes
de Quimper, les fausses lampes Galée, les sextants et les boussoles
qui ne lui servaient plus à maintenir le cap alors que son chat se déplaçait
comme un danseur silencieux dans l'agencement chaotique de la boutique.

Blottis l'un contre l'autre, dans le silence du gel qui s'installait, ils regardèrent
le jeu des phares. Le plus puissant, droit devant eux, était un cyclope qui clignait
de l'oeil. Le second, au nord, apparaissait furtif derrière le dos des collines
et son rai de lumières à éclipses sautait tel un feu follet métronomique. Il y avait
aussi les feux fixes des passes et les crêtes blanches qui cernaient les accores.
On imaginait même le bruit du ressac.


Il lui parla alors longuement de cet avant-gardiste dont le nom lui dit vaguement
quelque chose pour avoir été associé à ces expositions d'art contemporain
qui viennent visiter la province. Dolonne lui résuma son "itinéraire". Il avait eu
une longue période d'inspiration quincaillière qui avait contribué à le lancer.
Il avait fait des entassements de casseroles monochromes repeintes au pistolet
et disposées, après de longs calculs, sur des supports eux-mêmes unis, toute la finesse
de l'émotion naissant de la façon dont il les avait disposés sur la diagonale, du léger
décalage qu'il leur avait fait subir par rapport à cette ligne sécante. Il avait aussi
réalisé des entassements de fouets de pâtissier qui s'entrelaçaient comme des amants.

"Il fallait voir cela! lui dit Dolonne qui se contorsionnait avec des mouvements
précieux des mains, des glissements de jambes affectés. Cet érotisme!" Puis après
une période de doute, d'errance que symbolisèrent des entonnoirs, il y avait eu
une brusque rupture dans son art qui, aux dires de la critique, s'était fait plus
intimiste. Ce fut sa période dés à coudre qui elle-même se subdivisa en deux
courants. Dans l'un, les petites alvéoles en creux où vient buter l'aiguille avaient été
percées selon des règles dont la complexité et la profondeur avaient fait
l'unanimité d'autant que, grâce à de minuscules ampoules, des lueurs
y apparaissaient selon une minuterie qui les faisait clignoter, le tout en révolution
constante sur la surface de tours à potiers mus par un moteur électrique. On y avait
vu la synthèse la plus achevée de la représentation de la lumière et du temps.
Le second courant avait eu aussi ses défenseurs farouches mais il avait été plus
controversé. Son art s'était fait plus austère. Ce fut ce que l'on baptisa "le deuil
de son cosmos intérieur". Il s'appliqua pendant cette époque à poser dans chaque
petite cavité du dé des pastilles de vernis noir. Mais tant de gravité avait failli
détourner les marchands de celui qui avait su porter la batterie de cuisine
à des prix exorbitants.

C'était désormais pour Elsa et cet embryon, avant qu'il ne disparaisse, que chaque
matin il alignait des mots pour témoigner qu'un rouage est aussi une sensibilité,
une chair, du sang, qu'une lumière l'accompagne pour traverser la vie. Qu'importe
le destin de ses lignes. Une vieille malle au fond d'un grenier leur serait un écrin
de choix pour peu qu'ils les retrouvent un jour. Quant à lui, il resterait tel ce petit
lapin que Le Titien masqua d'un semis de fleurs, trop anecdotique pour figurer
en pleine lumière près d'une Vierge rayonnante et qui, pendant cinq siècles,
oreilles dressées au dessus des pétales, attendit le matin de printemps
où on le surprit.


Un roman

Jean Le Carrérès est né en 1943 dans l'Essonne. Il passe une petite enfance rurale, entrecoupée de séjours en Bretagne à l'ile de Bréhat d'où son père est originaire.

Il séjourne en Algérie, puis revient en France avant d'entamer des études "pointillistes". Il enseigne ensuite deux ans en Algérie comme instituteur puis revient en France où il fait des petits boulots. Il vit désormais à Brest où il est journaliste.


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