Tracer la marge. M. Cortella, Hopala! n°8 - Juillet-Octobre 2001.
La maison d'édition associative An tu aIl ar mor est née au début de l'année 1999. Ses bénévoles ont d'abord lancé un concours de nouvelles sur le thème de la marge, puis ont réuni les dix lauréats dans le présent livre.
Une centaine de personnes ont participé à ce concours, en provenance d'un peu partout en France (jusqu'aux territoires d'Outre-Mer) et de Belgique. Le recueil, depuis, a fait des petits puisqu'un deuxième livre est sorti des presses en décembre 2000 (L'affreux bonheur, recension ci-après) et qu'un troisième paraîtra bientôt; deux textes retenus parmi les nombreux manuscrits parvenus au siège de l'association.
Écrire il propos de la marge, écrire depuis ou dans la marge sociale, cela peut sembler évident, surfait. Quelques générations de littérateurs geignards et d'authentiques incompris sont passés par là et ont accoutumé le lecteur à leur panoplie colorée ou dépenaillée, selon le cas. Ecrit celui qui est différent, à côté... en marge. Après tout, tant mieux: Ie livre serait d'un effroyable ennui si seuls s'en emparaient Ies bien mis, Ies bien nés, Ies beaux minets.
L'originalité de certaines nouvelles est d'avoir associé différentes formes de la marge sociale (folie, chômage, "misère de position"...) à des lieux marginaux de l'expression écrite ou orale : la marge de la feuille, la rédaction, l'aparté... traduites dans la mise en pages elle-même (ainsi Le cas marge, Jérémie et Marginalisation). J'y reviendrai.
Commençons plutôt par la fin. Dans l'art de la nouvelle, la chute est cruciale, dit un de mes amis. La position en marge, souvent inconfortable, induit une tension dans la vie des personnages, qui doit, qui peut les amener à changer de position, dans un sens ou un autre. Différentes réponses sont ici proposées.
Dans quatre nouvelles, on assiste à un retournement de situation. Dans Le Cas Marge de François Pernel, il s'agit de la lutte vitale entre un enfant et son psychologue et de l'épanouissement soudain de l'enfant dans la marge du cahier d'apprentissage de la lecture. Où le rejeté, le banni, prend sa revanche. État de crise, nouvelle futuriste (à peine) de P.-A. Sicart, présente un dominant, adepte de programmes virtuels hédonistes menacé de dépossession de sa personne par son propre ordinateur !... La marge de l'agenda raconte la dérive déambulatoire d'un couple au bout du rouleau du côté de la pointe du Raz, leur existence en suspens, dans un style un peu trop littéraire pour moi. Celle enfin de J.-P. Gouigoux, Marginalisation, aurait pu illustrer La domination masculine de Pierre Bourdieu: il y est question d'un couple fondé sur la position supérieure de l'homme (sociale, intellectuelle, économique), puis de la naissance ou de la renaissance de la femme par puis contre son mari (ils sont narrateurs chacun à leur tour). Je n'ai pu m'empêcher de penser à L'ex-reine de Merthyr Tydfil de Alun Richards (Quelques nouvelles du Pays de Galle, éditions Terre de Brume).
Pour Myriam Fareed (La marge), Michèle Raphel (La photo) et Valérie Goma (Gobbi), la chute est plus réaliste, dans la continuité pas nécessairement spectaculaire de l'histoire contée. On se rapproche d'une fatalité, peut- être même dun destin. Ces trois-là sont peut-être mes préférées car elles abordent des questions sociales de façon sensible. La marge, rappelle le Marseille de Izzo, polar, trafic humain, mer pourvoyeuse de rêves et de défaites. La photo, évoque le chômage d'un jeune homme vivant (chez sa mère) de façon plausible et ce n'est déjà pas si mal. Gobbi, c'est le crépuscule d'un vieux berger (des Pyrénées ?). Il y a déjà une maîtrise du genre. Si le style frôle parfois le lyrisme, il réveille en moi un Sud familier, quelque chose de sombre et d'ensoleillé.
En revanche, trop noire, complaisamment noire, est la Nuit, île tendre (blues) de Jérôme Baclet. On peut être jeune, alcoolique, chômeur et foutu... avec en prime la caution de lhumanité... on peut toujours... Mais ici on n'atteint pas les pochards magnifiques de Bukowsky, qui soit dit en passant avait un autre sens de l'ellipse.
Dans Jérémie, Marine Bachelot, Iauteur joue avec les marges réelles de la page (rédaction, dialogue, monologues et scènes simultanés, juxtaposés) pour raconter la vie dun petit garçon confronté à un pédophile (?). Lexercice de style apparent permet au mystère de se loger dans la zone indéfinie qui sépare les narrateurs, même si la typographie en fait un peu les frais.
Enfin, Les Ktas, d'Isabelle Buisson, raconte les aventures souterraines d'un groupe anarchisant et le goût renaissant de son héroïne pour la lumière.
Prometteuses ou expérimentales, ces marges forment au final un ensemble cohérent, résultat d'un travail éditorial soigneux et l'on se dit que c'est une chance pour ces auteurs en devenir d'avoir trouvé An tu all ar mor comme interlocuteur.
À suivre.